Depuis la fin des années 1990, l’intégration d’un pays dans l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) est généralement un préalable pour entrer dans l’Union européenne (Pologne, Hongrie, République Tchèque…). Suite aux positions souverainistes du président américain Donald Trump, l’UE a officiellement relancé son idée d’une Europe militaire indépendante avec la Coopération structurée permanente (CSP ou PESCO en anglais), le 11 décembre 2017. Ce cadre institutionnel, qui peine à émerger depuis 1950, époque de la Communauté européenne de défense (morte dans l’œuf), permet aux pays membres de l’UE de développer des projets militaires communs. Sont d’ores et déjà prévues 17 initiatives concernant la surveillance maritime, la construction de véhicules d’infanteries blindés ou encore un commandement médical intégré (Ruptures n° 74, p.2, 27/03/18). Mais depuis le lancement de la CSP, les USA s’inquièteraient de l’autonomisation de l’Europe en matière de défense. Pourtant, la réunion du Conseil des affaires étrangères de l’UE de décembre dernier, lançant l’Europe de la défense par le biais de la CSP, a été quadrillée par Jens Stoltenberg, n° 1 de l’OTAN, et promue par Javier Solana, ex-n° 1 de l’Alliance atlantique et Joshka Fischer, ex-ministre des Affaires étrangères allemand (Faits & Documents, n° 44, 15/12/17 — 15/01/18, p.8). Toujours dans ce dernier mois de l’année 2017, le président français Emmanuel Macron avait confirmé une énième fois que la défense européenne ne se concevait que comme une composante de l’OTAN.
Stoltenberg a averti les Européens du danger de la marginalisation des membres non-UE de l’OTAN, tels que la Turquie, la Norvège et prochainement le Royaume-Uni. En effet, une fois cette dernière sortie de l’UE, 80 % des moyens de l’OTAN seront fournis par des membres extérieurs à l’UE. Il ajoute que tous les dispositifs créés par l’UE devraient pouvoir être mis à disposition de l’OTAN ; Florence Parly, ministre français des Armées, s’est empressée de confirmer que la force d’intervention franco-allemande rentrerait dans ce cadre (Ruptures n° 73, p.2, 28/02/18). Mais l’Europe de la défense, autrement dit la France (1re puissance militaire de l’UE), attend toujours le soutien de la puissance allemande (1re économie de l’UE) qui se préciserait par un rapprochement industriel poussé entre Paris et Berlin, très proche allié des USA. Ce partenariat serait extrêmement déséquilibré selon les milieux hexagonaux de la Défense (états-majors, industriels, experts) : le général François Lecointre, chef d’état-major des armées, pointe même un risque de « germanisation » des forces armées françaises, c’est-à-dire « un déclassement », alors que la France a les moyens de préserver un modèle d’armée complet, équilibré et autonome, industriellement et militairement.
Les ministres allemands et français de la Défense ont récemment annoncé constituer une nouvelle force d’intervention européenne composée de dix pays dirigée par la France et opérationnelle d’ici juin 2018. Appelée l’Initiative européenne d’intervention, elle serait une force plus flexible et plus puissante que les actuels Groupements tactiques de l’Union européenne (GTUE ou Battlegroups en Européen), inutilisés jusqu’alors. À noter que l’initiative se fait en dehors du cadre de l’UE ; la Grande-Bretagne aurait une place importante dans cette nouvelle coalition pour maintenir la coopération militaire avec les États membres malgré le Brexit (Ruptures n° 75, p.2, 24/04/18).
La Commission européenne pousse parallèlement, depuis juin 2017, la création d’un Fonds européen de la défense (FED) pour soutenir une industrie de défense européenne transnationale. En ponctionnant dans le budget de l’Union, l’objectif de la FED serait de combler des déficits qui rendent les capacités militaires de l’Europe dépendantes des États-Unis ; ravitaillement en vol, imagerie satellitaire, transport tactique et stratégique… tout en restant dans le cadre de l’OTAN. La dernière trouvaille de la Commission pour soutenir l’Europe de la défense a été d’élaborer un plan d’action pour créer un « Schengen militaire », toujours en concertation avec l’OTAN, afin de faciliter les transports de troupes et de matériel au sein de l’Unioneuropéenne. En effet, la circulation militaire à l’intérieur des territoires européens, négligée depuis bien longtemps, est freinée par une multitude de formalités administratives et un manque d’infrastructures adéquates. Ces mesures permettront à toutes les armées de l’OTAN, et particulièrement aux puissances extérieures à l’Europe continentale comme les États-Unis, de circuler sans entrave sur les territoires européens. D’où une importance accordée en priorité aux ports et aéroports par rapport aux voies routières. C’est la ministre allemande de la Défense, Ursula Von der Leyen, qui a régulièrement évoqué l’émergence d’une telle structure. Son pays a déjà proposé la ville d’Ulm pour accueillir un QG à ce titre baptisé le Joint Support and Enabling Command (JSEC).
Ces dernières initiatives seraient notamment destinées à prévenir une hypothétique attaque russe, selon le général américain Ben Hodges, ancien commandant des armées américaines en Europe : « Nous avons besoin d’un espace Schengen militaire. Les Russes ont une totale liberté de mouvement au sein de leur territoire. Nous devons pouvoir nous déplacer aussi rapidement, sinon plus vite, pour masser des forces contre un potentiel ennemi afin d’être dissuasifs ». À ce sujet, de nombreux responsables européens jugent en privé qu’« on ne peut plus dire qu’un conflit en Europe est impossible », comme pour justifier les bienfaits de la militarisation européenne occidentale face à la Russie. Ces mesures amènent également certainesanalyses à conclure que finalement aucune des normes de l’UE ne diffère de celles préalablement établies par l’OTAN. En effet, selon le géographe et géopolitologue Manlio Dinucci, « le plan de mobilité militaire présenté par la Commission européenne révèle publiquement comment l’Union fonctionne depuis sa création. Si elle dispose d’une certaine marge de manœuvre, elle est fondamentalement le volet civil de l’Alliance de l’Atlantique-Nord ».
Dès qu’il s’agit de prendre une décision majeure concernant la politique extérieure de l’Union, c’est entre Washington (hors UE), Londres (bientôt hors UE) et Paris (seule puissance armée de l’UE digne de ce nom) que l’initiative émerge. Par exemple, dans le cas de l’accusation atlantiste sur l’utilisation d’armes chimiques par l’armée régulière syrienne le 7 avril dernier, des frappes franco-anglaises-américaines ont été lancées en Syrie 6 jours après, sans l’aval des autres pays de l’UE (Ruptures n° 75, p.1, 24/04/18). Ce n’est que le 16 avril que les ministres des 28 ont commenté les faits. Selon cette illustration empruntée au journaliste Pierre Lévy, l’Europe de la défense semble « politiquement absurde, et opérationnellement inepte ». Même conclusion pour le rapport du Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité (GRIP) qui note que « pour aucun État membre, il ne semble être question de redéfinir les processus de décision qui permettraient de contourner l’obstacle dirimant de l’unanimité politique et encore moins de définir un budget commun. Adieu donc l’autonomie de décision sans laquelle l’autonomie militaire et l’autonomie industrielle ne sont que des vues de l’esprit » (Autonomie stratégique, le nouveau Graal de la défense européenne, Frédéric Mauro, GRIP, janvier 2018). Quand bien même une défense européenne autonome deviendrait réelle, elle souffrirait des coutumiers processus institutionnels lents et complexes propres à l’Europe, avec un contrôle parlementaire permanent, une difficulté à trouver un consensus entre les États membres et une timidité dans l’emploi de la force militaire.
Dans tous les cas, les projets européens (franco-allemands) en matière de défense peinent par un budget militaire très insuffisant pour l’armée outre-Rhin. Effectivement, la Bundeswehr est dans un état préoccupant, avec une disponibilité insuffisante de ses chars, avions et autres navires, au point que certains doutent même de sa capacité à assumer son rôle au sein de l’OTAN. Alors que les Allemands rechignent à mettre la main au portefeuille, le leader US Donald Trump a mis la pression à la présidente allemande Angela Merkel pour faire tenir les engagements budgétaires de son pays vis-à-vis de l’Alliance atlantique, soit atteindre au minimum 2 % du PIB consacrés la Défense. Le projet de budget 2021-2027 de l’UE prévoit au moins 17 Mds € pour l’industrie de défense et la R&D dans le domaine, soit un investissement de 1,5 Md €/an. Ce sont 106 exercices militaires qui sont prévus dans le cadre otanesque cette année, dont plus de 40 manœuvres pour préparer la défense du flanc est de l’Europe. De plus, 180 exercices binationaux ou multinationaux non labellisés OTAN sont aussi au programme des États d’Europe occidentale cette année.
Juste après l’élection de Donald Trump, nous soulignions le mois suivant (décembre 2016) que le meilleur argument de vente des équipements militaires des industriels américains était la solidarité stratégique à travers l’OTAN. Nos conclusions ne diffèreront pas : « faire supporter l’effort de défense américain par les alliés permettrait à l’armée américaine de financer son propre réarmement par le biais d’exportations de matériels militaires. Augmenter le budget défense alors que les États-Unis entendent rester maîtres de l’Alliance atlantique, n’est-ce pas là un “bad deal” pour l’autonomie stratégique de la France, première armée européenne, puissance militaro-industrielle considérable et troisième contributrice de l’alliance atlantique ? ».
Pour conclure, voici quelques déclarations récentes explicitant l’incapacité européenne de concevoir un système de défense indépendamment des États-Unis :
· « La défense commune est une mission pour l’Otan et pour l’Otan seule » a conclu Jim Mattis, secrétaire à la Défense américain, à une réunion des ministres de la Défense au siège de l’Alliance atlantique, à Bruxelles, le 15 février 2018.
· « Nous soutenons l’initiative européenne, à condition qu’elle soit complémentaire et n’enlève pas des activités et des besoins de l’Otan », disait Katie Wheelbarger, chargée de la sécurité internationale au Pentagone.
· Il « doit s’agir d’un complément, pas de remplacer l’Otan », dixit Jens Stoltenberg.
Franck Pengam
Découvrez aussi ces sujets
GÉOÉCONOMIE DE L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE
YÉMEN : LA PIRE CRISE HUMANITAITRE AU MONDE SELON L’ONU
LA VACCINATION, UNE CONTROVERSE MONDIALE
LA SOCIÉTÉ ALGORITHMIQUE OU LE RÈGNE DE LA DATA
CONFLITS D’INTÉRÊT ET FALSIFICATION DE BIG PHARMA
LA CORÉE DU NORD SE NUCLÉARISE POUR SE PROTÉGER